Les Fangames et le droit
« Si j’existe, ma vie, c’est d’être fan »
– Pascal Obispo, Fan, 2004
Plus qu’un simple amateur, le fan est un connaisseur averti, un passionné qui le revendique. À tel point que sa condition de fan le définit d’une certaine manière. Être fan, c’est vivre comme un fan, c’est consacrer une part non négligeable de son temps à l’entretien de cette activité qui ne relève plus du passe-temps. Combien d’heures passées à s’instruire, à observer, à compiler les informations, à débattre, à créer… sur ce sujet qui ne lassera jamais de l’intéresser ?
En la matière, la franchise Pokémon a su créer au fil des années une communauté de fans remarquable, tant en nombre qu’en ferveur. Rien d’étonnant quand on sait qu’elle est la plus rentable de l’histoire du jeu vidéo et que plus de 300 millions d’exemplaires de cartouches et autres CD ont été vendus entre 1996 et 2017. Forte d’un univers complet, proposant plus de 800 créatures de tous types et toutes formes, des histoires certes simples, mais entraînantes, la série Pokémon ne cesse de faire rêver.
Et quiconque s’y plonge un minimum se trouve inévitablement à s’imaginer ses propres aventures, ses propres monstres, ses propres univers. En témoigne la prolifique activité créatrice de la communauté des joueurs, qui compte parmi les plus importantes. Sur les forums de PokéCommunity, on trouve plus de 11 800 topics dans la catégorie des fangames. Sur Pokémon Workshop, ce sont près de 3 000 sujets et plus de 2 253 membres.
Immanquablement, les plus créatifs de ces fans se tourneront un jour où l’autre vers le game-making, ultime matérialisation de l’ensemble de ces idées, concepts et autres histoires. À prendre autant de plaisir à jouer à ces jeux, il apparaît logique que l’on veuille façonner le sien.
Des solutions existent pour cela depuis plusieurs années, toujours plus faciles à prendre en main, fidèles aux originaux, et modulables : le hack-rom, Pokémon Essentials, Pokémon Script Project et, bien entendu, Pokémon Starter Development Kit.
Mais tout aussi inévitablement arrive la question du droit : ai-je le droit de faire tout ça ? Puis-je reprendre ce que Pokémon a déjà créé et me l’approprier, le modifier, ajouter des créations personnelles ? Puis-je développer et distribuer un fangame librement à la condition que je n’en retire aucun revenu ?
Ce genre de projet se retrouve fatalement confronté à cette barrière juridique, parfois insoupçonnée, le plus souvent contournée du mieux que l’on peut, quelques fois méprisée.
Et pour cause :
créer un fangame est illégal.
L’actualité nous le rappelle encore, avec la mise en joue récente de Pokémon Essentials par Nintendo of America, avec les menaces de plaintes émises à l’encontre de Pokémon Uranium, ou, pour s’éloigner un peu de Pokémon, avec les interdictions formulées contre des projets tels que le remake de Metroid II ou FF VII Re-Imagined.
À ce titre, Nintendo se montre par ailleurs particulièrement hostile et n’hésite pas à envoyer les courriers d’avocats dès lors qu’un projet de fan commence à prendre un peu trop d’ampleur.
Et pourtant :
créer un fagame est une passion.
À un tel point que même en tant qu'avocat (au surplus en matière de propriété intellectuelle), je n’arriverai jamais à me résoudre à abandonner mes projets de fangame pour des histoires de droit d’auteur, quand bien même c’est un droit que je respecte profondément.
Mais
comment, dès lors, articuler fangames et droit d’auteur ? Cette confrontation ne datant pas d’hier, des sortes de règles informelles, relevant de l’usage, se sont peu à peu développées dans l’univers des créateurs hors-la-loi. Celles-ci ont échafaudé un système normatif à deux niveaux, entre contournement et mise à l’écart du droit d’auteur (I) et respect des créations des fans (II).
I – L’application du droit d’auteur français aux fangamesA – Les contours du droit d’auteur L’idée d’une application d’un droit particulier aux créateurs est apparue dès l’Antiquité. Mais loin d’être cet ensemble de règles protectrices que l’on connaît aujourd’hui, le « droit d’auteur » de l’époque visait surtout à individualiser les œuvres (en l’occurrence, des pots d’argile) afin de taxer plus facilement leurs fabricants. Par la suite, au XVIII
ème siècle, certains privilèges ont été attribués aux auteurs d’œuvres littéraires, musicales et artistiques.
Le droit d’auteur moderne a émergé concomitamment au droit civil napoléonien, puisque ce sont deux lois de 1791 et 1793 qui en bâtissent les fondations. Par la suite, une importante loi de 1957 va fixer les éléments principaux que l’on retrouve aujourd’hui encore au sein du Code de la propriété intellectuelle (abrégé « CPI »).
Actuellement, le droit d’auteur en France confère une double protection à toute œuvre de l’esprit originale, même inédite ou inachevée, sans aucune formalité d’enregistrement ou de fixation matérielle. Cette protection est à la fois patrimoniale, puisqu’elle confère un monopole d’exploitation à l’auteur, qu’il peut céder ou louer, mais aussi morale, puisque l’auteur et ses descendants bénéficient d’un droit de regard perpétuel et inaliénable sur l’œuvre.
Contrairement à certains pays, le droit français protège donc toute œuvre dès lors qu’elle est originale. Il n’y a aucunement besoin que celle-ci soit déposée, enregistrée, ou ne fasse l’objet d’une mention particulière (telle que « tous droits réservés » ou « © »). Néanmoins, de telles formalités ne feront que renforcer l’effectivité du droit d’auteur « de base » accordé par la loi.
Il ressort de cette définition que pour qu’il y ait protection, il faut une œuvre de l’esprit originale. Cette notion mérite d’être explicitée tant elle apparaît floue ab initio. Tout d’abord, l’œuvre de l’esprit désigne plus qu’une simple idée, qui n’est quant à elle pas protégée. Une célèbre maxime résume en effet bien la chose : « les idées sont de libre parcours ». Pour qu’il y ait œuvre, l’idée doit être consolidée, elle doit s’être transformée en quelque chose de plus concret.
À l’inverse, ce qui protège l’œuvre, ce n’est pas uniquement sa représentation, qu’elle soit graphique, sonore ou matérielle, mais bien le concept que cette représentation renferme.
Tout est donc histoire d’équilibre entre idée et représentation.
À titre d’exemple, l’idée d’un jeu vidéo dans lequel le joueur devrait attraper des créatures aux pouvoirs divers, pouvant évoluer, pour les faire combattre, à travers une région, contre d’autres dresseurs et d’autres créatures sauvages, n’est pas protégée par le droit d’auteur, d’où l’existence tout à fait légale de projets comme Temtem.
En revanche, le fait de reproduire un sprite de Pikachu en changeant sa pose ou ses pixels constitue une violation du droit d’auteur, puisque ce n’est pas le sprite de Pikachu en tant que tel qui est protégé (il l’est seulement par destination, en quelque sorte), mais bien le concept-même de Pikachu.
Et le copyright dans tout ça ?
Le copyright désigne l’équivalent du droit d’auteur dans les pays de droit anglo-saxons (appelés pays de
Common Law). Relativement proche du droit d’auteur, il s’attache néanmoins plus à des considérations patrimoniales et économiques. Il protège en effet davantage l’investissement que le côté créatif de l’œuvre. De plus, et contrairement aux droits français et assimilés, une fixation matérielle est exigée pour que le copyright soit appliqué.
Il faut ajouter à cela que de manière générale, les entreprises ont tendance à être un peu plus procédurières aux États-Unis qu’en France, et le respect du copyright est très fortement ancré dans la culture anglo-saxonne. La menace de plaintes pèse a priori plus fortement sur les créateurs soumis au droit anglais que sur ceux soumis au droit européen.
B – Les exceptions à la protection accordée par le droit d’auteur Si l’on comprend aisément que le créateur d’une œuvre bénéficie sur elle de droits forts et protecteurs, interdisant toute reproduction sans consentement, il est d’utilité commune que certaines nuances viennent tempérer ce monopole. Aussi, nombreuses sont les exceptions qui existent en la matière pour s’assurer que toute personne ait accès à l’information ou à la culture.
Tout d’abord, la protection patrimoniale accordée à l’auteur s’éteint 70 ans après sa mort. C’est ce que l’on désigne plus simplement avec l’expression « tomber dans le domaine public ». Le monopole accordé par le droit d’auteur n’existe plus, et toute reproduction de l’œuvre devient libre.
Toutefois, l’autre protection conférée par le droit français, et qui porte sur le droit moral, est, rappelons-le, perpétuelle. Autrement dit, les héritiers de l’auteur conserveront ad vitam eternam un droit de regard sur l’œuvre de leur ascendant et sur les reproductions qui en découleront, et pourront à ce titre demander le retrait d’une œuvre qui serait contraire à l’intégrité (ce qui serait le cas, par exemple, d’héritiers qui refuseraient qu’une chanson créée par leur ascendant ne figure au sein d’une compilation intitulée « Les pires chansons de merde de l’histoire », et on les comprendrait…)
En sus, une liste d’exceptions particulières a été mise en place. De manière non exhaustive, il s’agit :
- De l’exception de copie privée, qui autorise la reproduction d’une œuvre pour un usage strictement privé, et qui s’étend au cercle familial et amical ;
- De l’exception d’analyse et de courte citation, aux fins de critique ou d’illustration ;
- De l’exception de parodie, de pastiche ou de caricature, justifiée par le droit fondamental qu’est la liberté d’expression ;
- De l’exception d’information, et plus particulièrement l’exception de presse ;
- Etc.
Mais voilà, aucune exception « de fan » n’existe (malheureusement). Et aucune des exceptions légales offertes par le droit français n’autorise la distribution, au-delà du cercle familial et amical, d’une reproduction de tout ou partie d’une ouvre protégée (et non, impossible de plaider que la communauté Pokémon n’est qu’une grande famille pour justifier qu’on refile le lien de téléchargement de notre fangame sur l’entièreté du Pokéweb…)
C – L’application concrète du droit d’auteur aux fangames Ce développement concis et synthétique du droit d’auteur français ne laisse planer aucun doute : la distribution d’un fangame y contrevient et il est tout à fait normal, juridiquement parlant tout du moins, que Nintendo demande la suppression de liens de téléchargement de tels projets.
Plus précisément, plusieurs points posent problèmes dans la création d’un fangame :
- L’utilisation de marques déposées, tout d’abord, qui ne relève pas tant du droit d’auteur, mais plutôt du droit des marques et brevets. Il faut savoir que « Pokémon » est une marque, de même que « Pokéball », ou « Pikachu ». Or, l’utilisation de ces marques dans un fangame ne constitue pas une exception telle que celles développées ci-avant, et n’est donc pas possible ;
- L’utilisation d’œuvres originales créées par Game Freak : chacun des 808 Pokémon existant actuellement est protégé par le droit d’auteur en tant que création de l’esprit, de même que les designs des personnages, objets, lieux, scenarii, etc. Autant dire que votre dossier « PSP » ou « PSDK » regorge d’images que vous n’avez pas le droit de reproduire…
- La reproduction fidèle de certains concepts, tels que les méthodes de capture des Pokémon ou le fonctionnement précis des types, faiblesses et résistances. C’est sans doute le point le plus complexe à appréhender dans la mesure où la frontière entre concept et idée est ici très mince. En réalité, tout serait affaire d’appréciation des juges.
C’est pourquoi, dès lors qu’un projet prend une certaine ampleur, et notamment en termes de nombre de téléchargements, les risques d’avertissements sont bien plus grands, car les répercussions le sont tout autant. En distribuant un projet avec du potentiel et ce, à grande échelle, le risque de confusion avec les vrais produits de la firme Pokémon est premièrement accru. Il se peut que certaines personnes, peu habituées au milieu de fangame, puissent penser que le jeu provient de Nintendo.
Surtout, et cela relève tout particulièrement des fondements philosophiques et naturalistes du droit d’auteur moderne : il est normal que le créateur d’une chose dispose, de manière limitée dans le temps et dans son objet, d’un monopole sur elle. En créant, l’Homme incorpore une partie de lui-même dans son œuvre, et c’est ce qui fonde en partie la protection perpétuelle accordée au droit moral de l’auteur et de ses descendants (v. les travaux de la conception fondée sur le travail de John Locke).
D’un point de vue plus mercantile, cette théorie étant plutôt à l’origine du droit d’auteur dans les pays de Common Law, le monopole accordé aux auteurs pour leurs créations favorise leur productivité, en leur assurant un revenu. En offrant aux auteurs une protection juridique et des moyens de rentabiliser le temps passer à créer, la culture s’en retrouve diffuse.
Le but de ce petit rapport n’étant toutefois pas de débattre sur l’utilité ou non du droit d’auteur, je ne développerai pas davantage.
Et concrètement, qu’est-ce que je risque, moi, à faire mon fangame en France ? Et comment m’en prévenir ?
Concrètement, pas grand-chose. Comme on l’a vu, le droit européen, et a fortiori le droit français, est légèrement plus permissif que le droit anglo-saxon. Parallèlement, les services juridiques européens ont une tendance moins procédurière que leurs homologues américains. Enfin, et comme à l’accoutumée, si ces derniers interviennent, ils ne pourront saisir la justice qu’en cas de refus de la part du maker d’arrêter la diffusion de son fangame. Dans le pire des cas, vous recevrez donc uniquement un mail vous demandant de mettre fin à vos agissements. Et il faudra bien s’y conformer, car devant un juge, les choses se passeraient légèrement moins bien…
Pour éviter de s’attirer les foudres de Nintendo of Europe, le mieux reste de donc de se faire discret. La frontière à partir de laquelle la tolérance n’est plus de mise semble être celle du téléchargement à grande ampleur : Pokémon Uranium ou Pokémon Essentials ont fait l’objet de demande de retrait parce qu’ils ont pris une taille considérable et qu’ils se sont énormément diffusés sur le net.
N’ayez crainte, vous pouvez continuer à utiliser des ressources issues des jeux Pokémon. Vous n’êtes pas obligés d’arrêter le développement de votre version Bois / Espace / Comète / Lapis-Lazuli / Ténèbres / RougeSangTroDark / XTREMBATTLEROYALE / ou-que-sais-je.
Si votre projet atteint un stade justifiant un téléchargement, tachez de ne pas faire trop de bruit et surtout, de ne pas distribuer votre lien de téléchargement à tout-va. Privilégiez la méthode adoptée par PSDK : un lien donné uniquement sur autorisation ou via une plateforme un peu plus silencieuse, telle que Discord.